24

Scott Blackburn fit halte devant l’entree du restaurant Oscar, le temps de boutonner son costume Gieves & Hawkes taille sur mesure, d’ajuster sa cravate mauve et de faire des yeux le tour de la salle. Il etait 20 h 45 et le deuxieme service etait bien entame. Des serveurs de toutes les origines, vetus avec elegance, couraient dans tous les sens, armes d’assiettes qu’ils deposaient devant les convives avant de retirer les domes d’argent prevus pour preserver les plats au chaud.

Un sourire sardonique aux levres, Blackburn se dirigea d’un pas nonchalant vers la table ou l’attendaient deux de ses compagnons qui se leverent obsequieusement en le voyant arriver. C’etait bien le moins, Blackburn ayant investi plusieurs centaines de millions de dollars dans leurs firmes. Sans compter qu’il leur faisait l’honneur de sieger au sein du comite de gouvernance des compagnies en question. Deux bouteilles de bourgogne presque vides tronaient parmi des restes de hors-d’oeuvre, d’antipasti et de ce qui ressemblait a du pigeonneau ou du faisan. A peine assis, Blackburn s’empara de l’une des bouteilles dont il etudia l’etiquette.

— Richebourg Domaine de la Romanee Conti 1978, lut-il. Je vois que vous ne vous ennuyez pas, les gars.

Blackburn versa dans son verre les dernieres gouttes du precieux nectar.

— C’est sympa de m’avoir laisse la lie, railla-t-il.

Lambe et Calderon rirent servilement de sa boutade et le premier fit aussitot signe a un serveur.

— Amenez-en une autre de notre cave personnelle. Une de celles qui sont deja ouvertes.

— Tout de suite, monsieur, acquiesca le serveur avant de s’eclipser sans bruit.

— Vous fetez quelque chose ? s’enquit Blackburn.

— Non, on a juste voulu se faire plaisir, repondit Lambe en haussant ses epaules voutees.

Blackburn se fit la reflexion que cette espece de mauviette avait repris du poil de la bete. De toute evidence, il commencait a surmonter son mal de mer.

— Vous avez bien raison, approuva Blackburn. Ce voyage est nettement plus interessant que je ne l’imaginais. Figurez-vous que je suis tombe hier soir sur une vieille copine que j’ai trouvee plutot attentionnee a mon endroit. Tres attentionnee, meme. Au debut, en tout cas.

Ses deux compagnons de table eclaterent d’un rire gras.

— Et ensuite ? demanda Lambe, les yeux luisant de curiosite, en se penchant vers Blackburn.

Blackburn secoua sa main en riant.

— Je ne sais pas ce que j’ai prefere. La partie de jambes en l’air ou bien le pugilat qui a suivi. Putain, quelle tigresse !

Les rires redoublerent.

Le serveur revint au meme moment avec une bouteille et un verre a vin, et Lambe lui fit signe de faire gouter Blackburn. Le milliardaire fit tourner le liquide pourpre dans le verre, le huma une premiere fois, agita a nouveau le verre d’un mouvement circulaire et mit le nez au-dessus du vin afin d’en respirer les aromes. Les yeux mi-clos, il se cala confortablement au fond de son siege, savourant l’instant, puis il porta le verre a ses levres et preleva une faible quantite de vin qu’il fit rouler dans sa bouche en aspirant de l’air, la bouche entrouverte, avant de l’avaler. Ce rituel acheve, il reposa le verre et renvoya le serveur d’un geste.

— Alors, ton verdict ? fit Lambe, anxieux.

— Extraordinaire.

Tandis que ses deux compagnons cachaient mal leur soulagement, Blackburn leva a nouveau son verre.

— J’ai quelque chose a vous annoncer.

Les autres le devoraient litteralement des yeux.

— Remplissez vos verres.

Les deux hommes s’empresserent d’obeir.

— Vous n’etes pas sans savoir que, depuis la vente de Gramnet pour deux milliards de dollars, je suis a la recherche d’un nouveau projet susceptible de m’amuser. Eh bien je crois avoir trouve.

— Tu peux nous en dire plus ? le pressa Calderon.

Blackburn ne repondit pas tout de suite, desireux de prolonger le suspense.

— Il s’agit d’un projet de scannage et de recherche de bases de donnees visuelles sur le Net, dit-il avec un sourire. Quand j’ai vendu Gramnet, j’ai veille a garder les droits sur les algorithmes de compression d’image que j’avais developpes. Grace a mon nouveau systeme, tout le monde pourra charger sur son ordinateur des images d’une qualite cent fois superieure a celle qu’on connait aujourd’hui.

— Mais ca fait des annees que Google travaille sur ce genre de technologie, s’etonna Lambe. Ils ne sont jamais arrives a leurs fins.

— Je compte mettre a profit une technologie completement differente : la bonne vieille huile de coude. Pour ca, je peux me servir des milliers de programmeurs et de chercheurs dont je dispose, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. J’ai l’intention de construire la base de donnees multimedia la plus gigantesque du Net.

— Comment ?

— Il est facile de creer des liens entre les images, comme on le fait couramment pour du texte. Les gens pourront naviguer d’une image a l’autre, par analogie. La cle n’est pas d’analyser les images, mais d’analyser les liens. Une fois qu’on les a rentres dans la base de donnees, c’est un jeu d’enfant de laisser les utilisateurs creer eux-memes des milliards et des milliards de liens. Apres ca, il ne reste plus qu’a prendre les images elles-memes, en resolution maxi, avant de les compresser a l’aide d’algorithmes en se servant de leur signature mathematique. J’ai des dizaines de serveurs qui n’attendent que ca pour emmagasiner ce genre de donnees.

— Reste le probleme du copyright des images en question.

— Rien a foutre du copyright. Le copyright est mort et enterre. On est a l’age d’Internet, les gars. L’information appartient a tout le monde. Tout le monde le fait deja, alors pourquoi pas moi ?

Un silence respectueux accueillit les paroles du milliardaire.

— Pour couronner le tout, je dispose d’un atout majeur, ajouta-t-il avec un gloussement en levant son verre. Et quel atout !

Satisfait de son effet, il ferma les yeux et savoura avec volupte une gorgee de vin qui devait avoisiner les trois cents dollars.

Une voix respectueuse vint interrompre sa reverie.

— Monsieur Blackburn ?

Le milliardaire se retourna, mecontent d’etre derange. Un inconnu, correctement vetu d’une tenue sans relief, se tenait a cote de sa chaise. Il etait laid et court sur pattes, avec un horrible accent de Boston.

Blackburn fronca les sourcils.

— Qui etes-vous ?

— Pat Kemper, responsable des services de securite du Britannia. J’aurais souhaite quelques minutes d’entretien en tete a tete avec vous, si c’etait possible.

— Les services de securite ? De quoi s’agit-il ?

— Rassurez-vous, simple controle de routine.

— Je n’ai rien a cacher a mes amis, ici presents.

Kemper eut une legere hesitation.

— Tres bien. Ca vous ennuie si je m’assois a votre table ?

Tout en jetant un coup d’oeil furtif autour de lui, Kemper s’installa a la droite de Blackburn.

— Je suis sincerement desole d’interrompre votre diner, s’excusa-t-il.

Non seulement il avait un accent insupportable, mais il avait tout d’un flic.

— Le reglement m’oblige a vous poser quelques questions, reprit Kemper. C’est au sujet de la femme de chambre affectee au nettoyage de votre suite, Juanita Santamaria,

— La bonne ? s’etonna Blackburn. J’ai ma propre femme de chambre, c’est elle qui s’occupe de gerer vos gens pour moi.

— Mme Santamaria a nettoye votre cabine a deux reprises. La seconde le premier soir, aux alentours de 20 h 30, lorsqu’elle a voulu preparer les lits pour la nuit. Vous souvenez-vous de son passage ce soir-la ?

— Hier soir vers 20 h 30 ?

Blackburn se cala sur sa chaise et avala une nouvelle gorgee de vin.

— La suite etait vide a cette heure-la. Ma femme de chambre etait a l’infirmerie ou elle degueulait tripes et boyaux et j’etais en train de diner. En plus de ca, j’avais demande expressement a ce que personne ne penetre chez moi quand ma suite etait vide.

— J’en suis tout a fait desole, monsieur. Vous ne voyez rien qui ait pu perturber la femme de chambre ? Elle n’aurait pas pu croiser quelqu’un, casser un objet quelconque ou meme… voler un objet quelconque ?

— Pourquoi, il lui est arrive quelque chose ?

Kemper hesita avant de repondre.

— Eh bien oui. Mme Santamaria a ete prise d’une crise de folie peu apres avoir quitte votre suite et elle s’est ensuite donne la mort. Tous ceux qui la connaissaient, a commencer par les employees qui partageaient la meme cabine qu’elle, affirment pourtant que rien ne laissait prevoir une telle issue. D’apres eux, c’etait quelqu’un d’equilibre et de tres pieux.

— On dit toujours ca quand on se trouve en presence d’un suicide ou d’un meurtrier en serie, ricana Blackburn.

— Tout le monde confirme que Mme Santamaria etait d’excellente humeur lorsqu’elle est allee travailler ce jour-la.

— Je ne peux rien pour vous, repliqua Blackburn en faisant tourner son vin dans son verre avant d’en respirer les aromes. Personne n’est entre chez moi et rien n’a ete casse ou vole. Croyez-moi, je m’en serais apercu, j’ai l’oeil.

— Elle aurait pu voir ou toucher quelque chose d’inhabituel ? Quelque chose qui lui aurait fait peur ?

Blackburn s’arreta net, le verre fige en l’air. Il resta longtemps dans cette position avant de le reposer sans boire.

— Monsieur Blackburn ? insista Kemper.

Blackburn posa son regard sur le responsable de la securite.

— Non, je ne vois rien, dit-il d’une voix neutre. Je vous l’ai dit, la suite etait vide, ma femme de chambre etait a l’infirmerie et j’etais en train de diner. Ce qui est arrive a cette femme n’a aucun rapport avec moi. Elle n’aurait d’ailleurs jamais du entrer dans ma cabine.

— Tres bien, fit Kemper en se levant. Vous ne faites que confirmer ce que je pensais, mais vous savez ce que c’est. La North Star aurait ma peau si je ne me conformais pas strictement au reglement, precisa-t-il avec un petit sourire. Messieurs, je ne vous derange pas plus longtemps. Merci de votre patience, je vous souhaite une excellente soiree.

Lambe le regarda s’eloigner et se tourna vers Blackburn.

— Alors, mon vieux Scott, qu’est-ce que tu dis de ca ? Il s’en passe de droles dans les ponts reserves au personnel ! s’exclama-t-il en prenant une pose dramatique.

Blackburn ne repondit pas.

Le serveur affecte a leur table s’approcha.

— Messieurs, puis-je vous dire ce que propose le chef ce soir ?

— Volontiers. J’ai bien l’intention de me rattraper ce soir pour les repas precedents, plaisanta Lambe en se frottant les mains.

Blackburn se leva si brusquement qu’il fit tomber sa chaise.

— Scott ? s’inquieta Calderon.

— Pas faim, grommela le milliardaire, pale comme un mort.

— Alors, mon vieux Scotty… Eh ! Ou vas-tu ? s’ecria Lambe.

— Dans ma suite.

Sans autre explication, Blackburn leur tourna le dos et quitta le restaurant.

[Aloysius Pendergast 08] Croisière maudite
titlepage.xhtml
jacket.xhtml
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_000.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_001.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_002.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_003.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_004.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_005.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_006.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_007.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_008.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_009.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_010.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_011.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_012.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_013.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_014.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_015.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_016.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_017.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_018.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_019.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_020.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_021.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_022.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_023.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_024.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_025.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_026.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_027.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_028.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_029.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_030.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_031.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_032.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_033.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_034.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_035.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_036.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_037.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_038.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_039.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_040.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_041.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_042.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_043.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_044.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_045.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_046.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_047.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_048.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_049.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_050.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_051.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_052.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_053.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_054.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_055.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_056.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_057.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_058.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_059.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_060.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_061.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_062.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_063.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_064.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_065.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_066.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_067.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_068.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_069.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_070.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_071.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_072.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_073.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_074.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_075.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_076.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_077.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_078.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_079.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_080.htm
[Aloysius Pendergast 08] Croisiere maudite_split_081.htm